Un contexte musical et historique favorable à l'émergence du jazz

  •  Les premières chansons des esclaves : les work songs et negro spirituals

Les principales racines du jazz sont les work songs et le spiritual. Tout d'abord il y avait les field hollers : les chants de plantation dans les champs de coton.  Puis les work songs, les chants de travail des esclaves noirs dans les chantiers (ferroviaires, portuaires ou immobiliers), qui expriment leur peine et leur dur labeur. Ces deux styles se rejoignent musicalement et utilisent souvent le principe du "call and response pattern" (une structure d'appel et de réponse) où un soliste commence la chanson avec une formule à laquelle la collectivité répond en choeur. Le rythme de la chanson peut se faire grâce à leurs outils de travail comme des pioches, des masses, des marteaux, etc.

www.youtube.com/watch?v=tpxIwpjXqG0

www.youtube.com/watch?v=YTkxHboqRR8

La musique des esclaves apparaît aussi sur la Place Congo, dans la Nouvelle-Orléans, à côté de Basin Street (appelée au début "Place publique" ou "Place des Nègres", puis "Place Congo"), où se tenait le marché aux esclaves. Des milliers d'esclaves y dansent et y chantent librement. La musique afro-américaine est en partie née à cet endroit. Le dessinateur américain E.W Kemble représenta ces prestations sous forme de croquis :

File:Congo-early.gif

The Dance in Place Congo

Ce dessin atteste d'une certaine liberté des esclaves qu'ils n'avaient pas par ailleurs. En effet de telles réunions en masse étaient habituellement interdites, tout comme l'utilisation des tambours africains, interdits depuis leur arrivée aux Etats-Unis (en bas à droite de l'image). Ainsi, cette place était considérée comme un lieu d'émancipation exceptionnelle. Le compositeur Louis Moreau Gottschalk s'est inspiré des rythmes musicaux qu'il entend à la Place Congo pour certaines de ses compositions : Bamboula qui signifie "danse des Nègres", et Le Bananier, faisant référence à la chanson nègre.

 Les premiers jazzmen dont Huddie Ledbetter (aussi appelé Leadbelley) se sont inspirés des work-songs.

Huddie Ledbetter (1889-1949)

En ce qui concerne le negro spiritual, d'origine rurale, c'est un type de musique sacrée pour les esclaves noirs, née au XVII ème siècle et qui cède progressivement la place au gospel. Ils jouaient cette musique dans un lieu de réunion spécifique où ils se sentaient libres : les églises. Par exemple, Swing low, Sweet chariot est un chant negro spiritual écrit par Wallis Willis pour les Fisk Jubilee Singers (groupe de chanteurs afro-américains des années 1870), qui va la rendre populaire. www.youtube.com/watch?v=GUvBGZnL9rE

    Fisk Jubilee Singers

Le gospel, comme son nom l'indique, a pour signification "chant d'évangile". En effet "God" signifie "Dieu" et "Spell" veut dire "Parole", ce qui donne "la parole de Dieu". C'est le negro spiritual en plus moderne. On retrouve principalement le thème de Jésus dans ces chants, et le thème de l'esclavage est presque totalement abandonné. Le prédicateur commence avec une mélodie principale qui est reprise en écho par les autres. Certains prêcheurs, comme le révérend J.M. Gates, connaissent un grand succès.

Révérend J.M Gates (1884-1945)

Le negro spiritual et le gospel vont donner au jazz sa pulsion rythmique car ces chants sont animés par des claquements de mains et des mouvements de corps rythmés. Par exemple : Swing Low, Sweet chariot, reprise par un groupe de gospel nommé The Caravans (www.youtube.com/watch?v=Q-J4MxuKNew).

The Caravans

Apparaît alors le "père du Gospel" : Thomas Dorsey, l'auteur de Take my hand, precious lord (www.youtube.com/watch?v=4HNZNvlhlN4), qui diffuse ce genre en créant, avec Sallie Martin (chanteuse de gospel) en 1931 à Chicago, la National Convention of Gospel Choirs and Choruses : une réunion annuelle de chorales venues de tous les Etats-Unis (en vigueur aujourd'hui encore).

www.youtube.com/watch?v=5hRQdF7rzL8 (la 79ème National Convention of Gospel Choirs and Choruses)

Thomas Dorsey (1899-1993)

Thomas Dorsey est aussi connu pour avoir découvert de nouveaux talents dont certains deviennent dans le futur de grandes stars du gospel. Il a ainsi recruté Mahalia Jackson, qui a commencé à chanter dans une chorale d'église à l'âge de 4 ans, et est devenue par la suite une icône du gospel. On peut citer par exemple In the upper room (www.youtube.com/watch?v=OLZcoDsPUkI) ou encore un chant de gospel dans une chorale : Come on children, let's sing (www.youtube.com/watch?v=4U_l_Y0i1j8).

 

Mahalia Jackson (1911-1972)

  • L'évolution de la musique dans la ville, le creuset (du blues au jazz)

     

Après l'abolition de l'esclavage en 1865, les conditions de l'émancipation n'étaient pas celles que les Noirs avaient espérées. Ils ont alors créé le blues, afin d'exprimer leur mélancolie collective. C'est la trace d'une liberté difficile. Ce mot représente à la fois un sentiment, une forme poétique et une forme musicale. Il vient d'une ancienne expression anglaise "the blue devils" ("les diables bleus" signifiant "idées noires") qui désigne l'âme des gens déprimés. Les Noirs se l'approprient et le mot "blues" sert à qualifier l'utilisation de la blue note. En théorie, cette "note bleue" est une note jouée avec un abaissement d'un demi-ton au maximum, définissant ainsi la couleur musicale du blues, qui sera ensuite reprise dans le jazz.

File:Blue notes in major scale.png

On voit ici les notes bleues, autrement dit les 3e, 5e et 7e notes abaissées d'un demi-ton.

Le premier enregistrement officiel de blues est Crazy Blues de Mamie Smith, en 1920. (www.youtube.com/watch?v=OiJrBgbwsJw)

Mamie Smith (1883-1946)

Des instruments spécifiques vont se lier au blues : 

- le banjo puis, quelques temps plus tard, la guitare. En effet, le banjo est un instrument que le jazz a fait évoluer progressivement afin de lui donner sa place dans les cuivres. A l'origine, ce sont les esclaves qui ont apporté avec eux leurs traditions, leurs instruments, dont le banjo. On pouvait alors lui compter 5 cordes. Le banjo à 4 cordes est né à partir de 1910, ayant pour but d'accompagner les cuivres. Cependant, au fil du temps, la sonorité du Jazz s'est adoucie, et le banjo ne convenait donc plus en tant qu'instrument rythmique. Il est donc remplacé par la guitare.

- l'harmonica, qui a remplacé le violon à partir des années 1920, était plus facile à manier et moins coûteux.

- les cuivres, autrement dit les trompettes, ...

- le piano

- la washboard : instrument né à la Nouvelle-Orléans, lorsque les esclaves noirs se sont vus interdire d'utiliser leurs propres instruments (les tambours), ils ont fait d'une banale planche à laver un instrument de musique. Un chanteur de blues, Robert Brown, est connu comme étant le plus célèbre joueur de washboard, dont il a pris le terme en étant surnommé Washboard Sam. Plusieurs de ses chansons nous font découvrir cet instrument : Soap and water blues (www.youtube.com/watch?v=ME6Ce3Ew20I) ou Diggin' my potatoes (www.youtube.com/watch?v=XnxeyOV0u38).

      Robert Brown (1910-1966)

Une autre source du jazz est le ragtime, inventé a la fin du XIXème siècle et principalement joué avec un piano (www.youtube.com/watch?v=fPmruHc4S9Q). Dès 1890, ce style est un grand succès mais il disparaît petit à petit aux alentours de 1920. Le ragtime était principalement joué dans des salons, cabarets et d'autres lieux peu réputés. C'est une musique joyeuse dynamisée par des rythmes propres à la danse africaine. Les notes et les rythmes syncopés du ragtime (la syncope est une note jouée sur un temps faible et prolongée sur le temps suivant, donnant ainsi un effet de rupture dans le rythme) deviennent populaires, incitant ainsi les éditeurs des partitions à utiliser le mot "syncopé" à titre publicitaire. Les pianistes noirs imitaient les pianistes blancs en interprétant le romantisme Européen à leur manière, en destructurant le rythme et en mêlant la sensibilité rythmique noire à leurs morceaux.

Certaines musiques de Duke Ellington, très connu dans le jazz en particulier pour son expérience du ragtime, présentent bien ce style comme Take the A train (www.youtube.com/watch?v=cb2w2m1JmCY). Ellington est un pilier de la musique américaine, il est considéré comme l'un des noms incontestables du jazz. Ses premiers concerts en 1926, au Cotton Club, situé à la Nouvelle-Orléans, lui apportent vite une renommée. Il crée son propre groupe de jazz, l'un des plus réputés, composé de musiciens tels que le saxophoniste Johnny Hodges, et le trompettiste Cootie Williams. Ce groupe devient de plus en plus connu, au point de faire des tournées mondiales. La popularité d'Ellington est à son comble jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale où de nouveaux groupes de jazz "be-bop" (nouveau genre du jazz créé dans les années 1940 qui exige la maîtrise d'un instrument ainsi que de l'improvisation), ainsi que des chanteurs comme Franck Sinatra, deviennent plus connus. Ce n'est qu'en 1956 (à l'occasion d'un concert légendaire dans la carrière d'Ellington au festival de jazz de Newport) qu'il trouve un plus large public. 

Aujourd'hui encore, beaucoup de ses morceaux sont considérés comme des standards incontournables.

Duke Ellington (1899-1974)

Une structure s'est peu à peu imposée dans le ragtime, notamment sous l'influence de Scott Joplin, comme peut le montrer sa chanson Maple Leaf Rag (www.youtube.com/watch?v=pMAtL7n_-rc) où on voit des changements de tonalité, ainsi que le principe de syncope.

Scott Joplin (1868-1917)

Le ragtime réapparaît dans les années 1960, avec le film "L'Arnaque" qui popularise la musique de Scott Joplin. Il est le plus connu des compositeurs de ragtime, et ainsi considéré comme le "roi du ragtime classique". En effet, le stride naît à partir du ragtime. Le stride est une façon de jouer du piano qui demande plus d'improvisation et de rythme que le ragtime. De nouvelles caractéristiques deviennent alors propres au stride : les basses ne jouent plus que des notes graves, le rythme est plus élevé et le mouvement plus rapide. L'accélération du rythme a obligé à jouer les accords de manière plus sèche qu'en ragtime classique. Deux grands noms se font connaître grâce au stride : James P. Johnson (1894-1955) considéré comme "le père du stride" mais également le pianiste Thomas "Fats" Waller (1904-1943) un élève de Johnson, appelé "le roi du stride". De nombreux morceaux de James P. Johnson deviennent de grands standards, tels que Carolina Shout (www.youtube.com/watch?v=nSFGyipsNsg) ainsi que Charleston (www.youtube.com/watch?v=3kJWdUFzL0Y), l'un des morceaux les plus repris dans les années 1920 qui est à l'origine de la célèbre danse Charleston. 

   

James P. Johnson                                       Fats Waller

A la fin de ce siècle, beaucoup de grands pianistes blancs de ragtime sont apparus. Leur style était impossible à différencier du style des pianistes noirs. De nos jours, le ragtime est une musique peu répandue mais à laquelle on consacre divers festivals en Amérique du Nord principalement. 

      Ce sont les trois grands courants musicaux du spiritual, du blues et du ragtime qui ont donné naissance au jazz. Il est en particulier développé grâce aux créoles (terme désignant les descendants des premiers colons de la ville, souvent d'origine française et espagnole) qui étaient plus instruits et donc capables de lire des partitions. Ils vivent intégrés dans le French Quarter (Vieux carré français de La Nouvelle-Orléans, situé à côté de la Place Congo) jusqu'en 1896, lorsque des lois de ségrégation se sont instaurées et les ont obligés à rejoindre la partie de la ville où la population noire est installée, autrement dit dans le quartier de Storyville.